Edgar Degas

Taxinomie du féminin

Femme se peignant, femme à la toilette, femme au bain, la taxinomie de Degas est une typologie de l’ordinaire féminin. La mutation de la beauté, sortie des grands tableaux d’histoires et de mythologie, consiste pour lui en un approfondissement du dessin et de la manière de voir les formes. Avec lui, le XIXème siècle est à son apogée -rompre les figures académiques au profit d’une peinture de l’intimité.

A l’époque où l’on se battait encore contre les conventions et l’académisme des beaux arts, on écoutait volontiers un peintre discourir sur ses confrères. On affectionnait tout particulièrement l’éloquence des artistes envers leurs congénères, les attaques venimeuses qu’ils se portaient ou bien les éloges qui vantaient les mérites de leurs maîtres. Par conséquent, la critique portait davantage sur les qualités plastiques et techniques de chacun que sur le contenu de leurs œuvres. D’untel on disait qu’il péchait par la ligne, d’un autre par le jeu des compositions ou des couleurs. Tout le jargon des praticiens de l’art était au service de l’analyse et de la critique des œuvres. Aujourd’hui, et cela depuis maintenant un siècle, la critique est tombée presque exclusivement aux mains des hommes de lettres. Et puisqu’il manque à ceux-là la pratique, il leur manque aussi les outils d’une critique formelle. S’ils n’ont pas une idée générale pour guider leur réflexion, un repère historique ou bien encore un contenu sémantique, ils sont mis à mal. C’est pourquoi, depuis que l’on a quitté la peinture d’histoire, religieuse ou mythologique, bon nombre d’œuvres se refusent à la critique.

C’est le cas d’Edgar Degas dont le travail est tout entier consacré à la forme, à la couleur, et à sa passion pour les scènes d’intérieur. Toute situation, pour peu qu’elle soit vivante et en mouvement, se prête pour lui au dessin. Dans les œuvres de Degas, il ne se raconte pas d’histoires. Et même si l’on rencontre, épars, quelques thèmes historiques, la majeure partie de son œuvre est consacrée à des sujets ordinaires. Degas peint le monde qui l’entoure. Il peint ses amis, sa famille, des femmes de chambre... Un bon historien prétexterait probablement l’avènement significatif du réalisme dans les arts pour expliquer son attrait pour les scènes quotidiennes de bain ou de toilettes. Mais selon nous, cette caractéristique historique révèle davantage la tendance culturelle de l’époque que la nature propre de l’artiste. Degas était un homme de son temps -un peintre moderne- mais il était bien plus encore un artiste qui quêtait la beauté et la perfection du dessin.

femme se peignant - Edgar Degas

Il faut se laisser imprégner par ses dessins et ses pastels pour comprendre que chez lui, comme chez beaucoup d’autres artistes de la fin du XIXème, tout devient prétexte à l’exercice de l’art et à l’effort de beauté. Certes, le beau a muté, il est sorti du temple, s’est désacralisé, mais il n’en reste pas moins la pierre angulaire de toute recherche artistique profonde et sérieuse. Et ce que l’on reproche habituellement aux artistes de son siècle –cette quête univoque de la beauté et de l’élégance – prend chez lui un tel degré d’intensité qu’on lui pardonne aisément d’avoir ignoré d’autres sujets. L’art, dépouillé ici de toute prétention sacrée ou philosophique, s’élabore dans un mouvement plus proche de la poésie de son époque. Même si les œuvres sont de moins en moins souvent achevées, elles sont cependant l’objet d’une grande préoccupation formelle. Et cela n’est pas sans rapport avec les sujets que Degas aborde constamment. Qu’il s’agisse de la coquetterie des femmes ou bien de leurs travaux quotidiens, ces sujets se révèlent adéquats à l’expression de ses volontés artistiques.

femme se coiffant - Edgar Degas

En effet, l’importance qu’attache la femme à l’élaboration de sa toilette reflète le tempérament de l’artiste à l’égard de son œuvre : un lent et constant perfectionnement, qui, par le truchement de l’artifice et du métier tente de conquérir le naturel. Que l’on songe aux danseuses et à leur travail quotidien d’assouplissement, on y retrouve encore cette ambition : rendre évident et naturel un geste qui demande tant efforts et d’habileté au corps. Degas travaille ses gestes comme le font les petits rats qu’il observe à l’opéra, ou encore les femmes qui se coiffent et soignent leur apparence.

C’est de toute évidence une époque qui libère en partie la femme des contraintes du mariage et qui chez les artistes révoque toute obligation de produire des objets à teneur narrative. Si l’on regarde cela d’un mauvais œil, on songe à une époque frivole voire superficielle, mais si l’on y plonge avec un goût pour le féminin, on y voit un formidable amour pour la beauté et la poésie du quotidien. La toilette devient un cérémonial digne d’un intérêt égal à celui d’une résurrection. Et de fait, il y a dans les gestes séculaires d’une femme au bain, une danse gracieuse qui se dessine, un rituel d’une beauté atemporelle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Degas aimait à dire son goût pour le factice et l’artificieux. Il disait même avec une sorte d’ironie complaisante : « l’art c’est le faux » et de sa part, ce jeu d’esprit relevait tout autant d’un naturel provoquant que d’une conviction profonde sur la question de l’art.

Avec ce ton toujours provocateur, il aimait dire qu’il peignait les femmes comme il peindrait des bêtes faisant leurs toilettes. Mais même s’il prêtait plus d’importance à la manière de les voir qu’à leur beauté, monsieur Degas, fier célibataire qui courtisait les bordels, n’était certainement pas insensible aux charmes de ses modèles. Il était l’observateur d’une nouvelle intimité –gestes anodins des femmes pourtant plein de signification pour l’art -mouvements de bras, enjambements jamais encore peint. Mais il fallait encore que ce qu’il avait saisit se donnât avec un naturel et une beauté propre aux qualités de son temps. Ce n’est donc pas pour vanter le naturel que Degas dessine avec tant d’attention ses modèles se coiffant ou soignant leur toilette, c’est pour réaliser le tour de force de l’art qui convertit tout l’effort de l’artiste en une beauté de l’impromptu et du spontané.

Paul Dessanti

Artiste

Edgar Degas est un peintre, graveur, sculpteur et photographe français, né en 1834 et mort en 1917 à Paris.