Ruud Van Empel

Artificielle innocence

De l’être à sa forme se glisse un écart que parcourt généralement la peinture, mais presque jamais la photographie. Car cet écart est toujours le fruit d’une vision intérieur que les gestes seuls du peintre peuvent retranscrire. Mais que dire, dans ce cas, de l’artiste néerlandais Ruud van Empel, sinon qu’il transcende ces catégories en usant de l’informatique comme d’une nouvelle « chambre noire ». Et si la photographie devenait peinture, souvenir ou réminiscence d’un certain état de l’âme ?

Artificielle innocence

« Pourquoi faire un si grand effort pour voir où est la « plaine de la vérité » Parce que la nourriture qui convient à ce qu’il y a de meilleur dans l’âme se tire de la prairie qui s’y trouve, et que l’aile, à quoi l’âme doit sa légèreté y prend ce qui la nourrit. »
Platon, Phèdre

A l’instar du Douanier Rousseau, Van Empel réinvente l’idée même d’innocence et de paradis perdu ; il en déconstruit l’imagerie classique (celle de la Renaissance), tout en conservant dans sa propre esthétique, les références et les codes liés à cette iconographie. Aux corps diaphanes et laiteux que représenta Jérôme Bosch dans son Jardin des Délices, il a malicieusement substitué - dans sa série intitulée World - les corps d’ombres de petits enfants noirs. Substitution lumineuse et fertile s’il en est, car jamais encore l’innocence n’avait atteint ce degré d’expressivité et de fraîcheur.

« Quand j’ai choisi l’innocence comme sujet » nous dit Van Empel, « je voulais en montrer sa beauté. L’innocence c’est la beauté même, voilà ce qui est important à comprendre ; à ne pas oublier. » Mais si l’innocence c’est la beauté même, qu’est-ce que la beauté sinon ce que nous en dit Platon dans le Phèdre ? « La beauté a reçu pour lot le pouvoir d’être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce qui suscite le plus d’amour ». Or, c’est là un fait que nul ne peut contester : dans l’œuvre de Van Empel, chaque forme, chaque couleur, n’est plus seulement l’ombre projetée d’une idée qui lui serait plus parfaite, mais son accomplissement même ; son point d’extase et d’absolue donation.

World serie - Ruud Van EmpelWorld serie - Ruud Van Empel

Et pourtant, n’y aurait-il pas aussi, dans l’aura factice des fleurs et dans la pose apprêtée des enfants, ce « je ne sais quoi » de trouble et d’angoissant qui précède toujours l’instant de la chute ? Car l’innocence a ceci de particulier qu’elle n’a d’existence que pour autant que celui qui l’incarne ignore qui il est. Or, de deux choses l’une : ou bien ces photos sont naïves et demandent à être regardées sans arrières pensées - et dans ce cas, leur beauté seule compte - ou bien elles sont le signe d’une conscience qui s’est donnée pour tâche de mettre le mouvement du repentir au centre de son intérêt plastique – et dans ce cas précis, seule leur artificialité compte ; car elle seule nous suggère le sentiment de culpabilité sans lequel l’innocence se confond avec son double le plus inique : l’immédiateté. Car si l’innocence est l’immédiat, comment pourrait-on jamais la reconquérir ?

Au coeur l’œuvre de Van Empel s’agite donc une sorte de va et viens dialectique ; un écart entre ce qui nous est donné à voir et le contenu symbolique de ses signes. Mais c’est précisément dans ce flottement sémiotique que s’inscrit la profondeur de ce photographe ; dans cette ambiguïté dont la force narrative est justement de nous inviter à découvrir, en nous-même, les causes de notre chute et de notre artificielle innocence.

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Ruud Van Empel est un artiste Néerlandais qui vit et travaille à Amsterdam.

web.ruudvanempel.nl