Charley Toorop

Le réalisme possédé

Des rêveries baroques de son père Jan, toujours peuplées de nymphes et de naïades, Charley Toorop aura su garder l’essentiel; je veux dire : la faculté de peindre le visage intérieur du monde. Même si, à rebours des ap, son œuvre a su se tourner toute entière vers le réel, ou plutôt, vers ce « je ne sais quoi » qu’il produit parfois ; tantôt dans un geste, tantôt dans un regard, mais qui toujours dénote la présence d’une part, même infime, d’humanité.

Le réalisme possédé

« La réalité est terriblement supérieure à toute histoire,à toute fable, à toute surréalité. Il suffit d’avoir le génie de l’interpréter.»
Antonin Artaud

A la manière d’un Van Gogh ou d’un Millet peignant des sujets aussi simples qu’un intérieur de café, une chambre ou bien un champ de blé, la peinture de Charley Toorop ne se distingue pas par l’originalité des sujets, mais par la force plastique avec laquelle l’artiste s’en empare pour mieux nous plonger dans leur ineffable irréalité ; cette irréalité qui constitue, selon les propre mots de Charley, ce qu’il y a, dans la peinture, de plus réel.

Mais à la différence de toutes les avant-gardes qu’elle a pu côtoyer (qu’elles soient luministe, expressionniste, ou bien abstraite), la modernité de sa peinture résonne plutôt comme un retour paradoxal au classicisme. « La poésie classique, c’est la poésie de la Révolution » écrivait le poète Ossip Mandelstam en 1921. En 1927, Charley Toorop, reprenant à sa manière cette formule, décrivait sa peinture comme appartenant à la Nouvelle Objectivité, autrement dit, à ce courant de pensée pour qui l’art se devenait d’être en prise avec les problèmes politiques de son temps.

Sans titre - Charley Toorop

Reflet froid d’une époque troublée, la peinture n’est plus ici au service de l’idée ou du sentiment. Son objectif a changé, tout comme la position de l’artiste face aux atrocités de la guerre. Car le difficile, en peinture, n’est pas d’inventer un monde (fut-il le plus onirique) mais de tendre, en face de celui que nous ne voulons pas voir, un miroir droit, c’est-à-dire, un miroir n’ajoutant pas au monde, le reflet de nos propres angoisses. Voilà le cœur du Grand Œuvre de Charley Toorop. Voilà le centre de sa vision

Sans titre - Charley Toorop

Le réalisme, c’est le mensonge. L’abstraction, l’indifférence. Mais entre ces deux extrêmes existe une ligne sur laquelle vacille l’image d’un monde insupportable ; d’un monde absolument réel ; d’un monde sans métaphore. Et ce monde est celui de la peinture de Charley Toorop. Ni particulièrement cruel, ni vraiment effrayant, les êtres qui le compose s’y montrent dans leur nudité même ou plutôt, dans leur dénuement.

Attardons-nous un instant sur l’image de ce clown anxieux, les mains crispées et le visage barbouillé de rouge et de blanc. Osons plonger dans la stupeur de ses yeux bleus et dans le brasier jaune de son vêtement. Derrière lui, le cirque du monde est en ruine ; la scène détruite ; le peuple enterré. A quoi bon des poètes en ce temps de détresse, se demandait Hölderlin ? Charley Toorop aurait peut-être pu lui répondre : pour rendre supportable l’horreur ; pour lui peindre un visage à la hauteur de sa peine.

A rebours de toute peinture désengagée (abstraite) ou en fuite (symbolique), la grande force de Charley Toorop aura été de faire redescendre la peinture sur terre - comme à hauteur d’homme - sans pour autant lui faire renoncer à la grandeur de sa mission. Autrement dit : témoigner, arracher le réel à sa fausse clarté ; l’aboucher au silence qui le fonde. Ou bien encore, peut-être, nous donner à voir, dans une succession d’autoportrait, la nuit même. Car, comme il est écrit - :

« Cette nuit on l’aperçoit, quand on regarde l’homme dans les yeux Alors on regarde une nuit, qui devient effroyable –
Ici vous tombe dessus la nuit du monde .»

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Charley Toorop (1891-1955) est une artiste néerlandaise.