Gilles Lepage

Les tourbillons d'Anankè

Au commencement était la Sphère (Sphairos) qui, sous l'impulsion de Haine (Neikos), engendra l'univers fragmenté dans lequel nous vivons. Luttant contre ce principe de division, l'Amour (Philia) est le nom de la force que redonne au monde son unité. Tels les poète-philosophes de l'antiquité grecque, Gilles Le Page nous donne à voir, dans ces toiles physico-abstraites, les forces et tourbillons qui parcourent le cosmos et lui donnent la forme de son mouvement.

Les tourbillons d'Anankè

Elle est, nécessité, apanage des dieux, antique loi, Loi éternelle que cercle de larges sceaux. Simplicius, Physique

Tantôt rapides et concentrés en un point, tantôt lâches et dissonants, les courants d'énergie qui peuplent ces oeuvres composent, dans leur pluralité même, comme une sorte de taxinomie imaginaire des remous qui agitent les profondeurs de la matière. Le plus souvent pensées à partir d'un nombre réduit de couleurs (comme le sont le nombre des éléments – le Feu, l'Air, la Terre et l'Eau), le ressort dynamique qui les articule relève plus d'une logique de la juxtaposition que d'un principe de composition conscient.

Tournant autour de ses peintures comme les planètes tournent autour des étoiles, les créations de Gilles Le Page ne connaissent ni gauche, ni droite, ni haut, ni bas. Voilà pourquoi, sans pour autant livrer notre oeil au désordre le plus total, elles peuvent faire l'objet d'une infinité de points de vues. Signées à leurs quatre angles, ces toiles invitent qui les contemple à oser perdre, le temps d'un regard au moins, les repères grâces auxquels il croyait pouvoir s'orienter à travers les formes que lui offrait sa conscience. Mais la conscience, ici, doit renoncer à ses droits et l'abstraction à son fondement géométrique. Les oeuvres de Gilles Le Page nous livrent aux affres du non-savoir.

Sans titre - Gilles LepageSans titre - Gilles Lepage

Dépourvues de lignes, les figures qui peuplent ces oeuvres tournantes se mêlent au fond qui les supporte, nous découvrant ainsi qu'il n'est pas de limites tangibles à la disparition subtil des corps, sinon celle de leur progressif évanouissement. Contre la figuration et ses formes closes, c'est à l'éclatement des couleurs – à leur sauvage innocence – que nous confronte cet artiste des hauteurs. Usant de la peinture comme d'un code visuel, tout se passe comme si, la prolifération des touches qui recouvrent ses toiles devait nous permettre d'entrevoir l'idée, qu'au coeur de la matière, s'agitent un principe étrange - mais pourtant bien réel. A savoir : le principe « d'entropie».

Dans sa lutte pour ne pas disparaître, tout être met en jeu son intégrité. Il s'ouvre à ce qui pourrait le perdre. Il cherche à se l'approprier. Mais dans cet élan centripète qui l'expulse hors de son être, le voilà qui vacille dans sa quête et qui commence, peu à peu, à se diluer dans son autre – à se faire absorber par lui. Empédocle affirme que le monde est l'oeuvre de Neikos – la Haine, et que l'Amour – Philia, représente tout à la fois son achèvement et sa disparition complète – son point d'équilibre et de repos. A cette philosophie du Cosmos, Gilles Le page ajoute encore ceci : nul ne pourra jamais savoir qui de Neikos ou de Philia est en train de remporter le combat – puisqu'il suffit de changer de point de vue sur une force pour qu'elle se mue en son contraire et que se renverse le sens de son élan.

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Gilles Lepage est un artiste français qui vit et travaille dans le sud de la france.

gil-lepage.over-blog.com/