Michel Roty

Les latences de Mnémosyne

Jamais encore l'espace lisse de la toile n'avait su accueillir, avec une telle densité, les effractions d'un temps enfoui – d'un temps refoulé : d'un temps dont la caractéristique principale est d'être à l'image du contenu manifeste d'un rêve. Autrement dit, d'un symptôme à interpréter. Procédant par condensation, déplacement, surimpression et latence, c'est d'abord au vocabulaire de la psychanalyse que nous devons faire appel si nous voulons nous donner les moyens de décrire ce qui se joue d'essentiel dans le travail de Michel Roty.

Les latences de Mnémosyne

« Le troisième principe darwinien (association) trouve ici son expression la plus radicale : il permet de comprendre la mémoire inconsciente, avec son jeu de répétitions (empreintes) et de contretemps (antithèses) comme un déplacement généralisé du temps. » Georges Didi-Huberman

Tel le héros de la Gradiva de Wilhelm Jensen, l'imagination de cet artiste poète a besoin, pour se déployer, de l'énergie que lui transmettent certains objets du passé. Que ce soit l'image un peu jaunie d'une photographie de famille, la poésie naïve d'un vieux cahier d'écolier, et plus fréquemment encore, la charge émotive véhiculée par certains documents relatant le destin médical d'un corps : c'est toujours au grè de ses flâneries de collectionneur que cet archéologue de la mémoire trouve de quoi mettre en mouvement son inspiration.

Réunissant alors, avec une sorte de précision maniaque, l'ensemble de ses trouvailles autour d'un thème ou d'une idée, le travail de Michel Roty ressemble plus à celui d'un romancier, qu'à celui d'un peintre où d'ordinaire ce mot s'entend. Car ici, ce n'est pas seulement la beauté plastique de ses oeuvres qui compte (même si celui-ci est tout à fait remarquable), mais bien aussi l'ensemble des détails qui en composent comme le contenu latent. Mais plutôt que de nous contenter de remarques générales, essayons de nous confronter à l'une de ces oeuvres tout en nous efforçant d'opérer la travail d'analyse que celle-ci nous demande.

A quoi tient la vie -- Corps allongé - Michel RotyA quoi tient la vie -- Souvenir cousu - Michel Roty

Pour commencer, tâchons de répondre à cette question : que voyons-nous ? Si l'on ne devait se fier qu'au titre de l'oeuvre, nous serions tenter de dire : « des souvenirs effacés ». Mais, à l'évidence, cette toile représente bien plus qu'une simple carte psychique grevée d'absences. En effet, même s'il est bien clair que certaines petites bulles qui la composent ont fait l'objet d'un acte de censure délibéré (tantôt une couche épaisse de peinture blanche, tantôt de peinture rouge), il n'en reste pas moins vrai que ces « absences » ne prennent leur véritable sens que dans la mesure où elles s'articulent avec précision à d'autres souvenirs qui, ceux-là, restent bel et bien présents.

Il n'y a donc de souvenirs effacés que pour autant qu'ils se rattachent à des souvenirs présents. Et dans ces souvenirs présents, ce qui compte n'est pas tant ce qu'ils représentent (des visages, des corps, des groupes de personnes auxquels il manque parfois un membre) que la manière dont ils s'inscrivent dans l'économie d'ensemble de la toile. Cerclés d'une couche épaisse de peinture noire et rouge, ces souvenirs flottent comme des bulles de mercure à la surface d'une matière stratifiée (pour ne pas dire langagière – puisque la couche la profonde semble être celle d'un texte) et que parcourt de manière chaotique et sauvage, une sorte de gaze.

De là à dire que cette peinture représente la structure même de la mémoire – en tant que cette mémoire s'articule à un inconscient, il n'y a qu'un pas. Et ce pas, nous serions tentés de le franchir, puisque ce n'est pas cette toile seule qui met en oeuvre une telle structure, mais bien l'ensemble des oeuvres que Michel Roty a choisi de regrouper sous le syntagme : « A quoi tient la vie. » Or, à ne prendre ici que le titre des toiles qui composent cette série, nous pourrions en faire comme un poème dédié à Mnémosyne, autrement dit, à cette déesse grecque de la mémoire pour qui le passé est d'abord et avant tout ce que le critique d'art Aby Warburg appelait : « une histoire de fantômes pour adultes ».

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Michel Roty est un artiste français.

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