Adrian Ghénie

Défiguration et réminiscences

« Ce qui m'intéresse, c'est la présence du mal ou, pour être plus précis encore, la raison pour laquelle le mal peut être trouvé dans n'importe quel effort, n'importe quel accomplissement humain – quand bien même cet effort serait celui d'un projet scientifique qui aurait pour but apparent le bonheur de l'humanité. » Adrian Ghenie.

Défiguration et réminiscences

Peintre roumain, né en 1977 à Baia Mare, sous la dictature de Ceausescu, Adrian Ghenie est un artiste dont l'oeuvre ne se laisse pas aborder facilement. Se tenant, avec une grâce rare, sur les cimes tragico-lyriques de la défiguration, sa peinture repose toute entière sur une contradiction. Maintenant, d'un côté, un espace où puissent se déployer des figures (où puisse se raconter une histoire), il ne cesse, d'un autre, d'en déconstruire les codes, d'en fragmenter les arcanes, d'en mutiler les contours, bref, de vouloir introduire dans les veines de la vieille peinture dite « figurative », quelque chose comme un soubresaut, comme une convulsion, comme un spasme – spasme qui n'est pas sans rappeler, d'ailleurs, ceux qui agitèrent les corps de ces pauvres femmes hystériques, à la grande époque de Charcot1.

Toutefois, à la différence des corps hystériques, ce dont souffrent les images qu'invente en libre amnésie Adrian Ghenie ne relève pas directement de l'ordre du roman familiale ou de la vie sexuelle infantile. Plongeant leurs racines par-delà les bornes étroites de l'individu, ses oeuvres ont pour sujet l'histoire, avec un grand H, et pour délire celui de notre inconscient collectif. Commentant son propre travail, Adrian Ghenie affirme :« Je voudrais ajouter de la texture aux archives d'images du 20 siècle; combler les vides créés par les dispositifs de propagande des grands appareils dictatoriaux. C'est pourquoi je construis la plupart de mes peintures en me servant d'images d'Histoire que je trouve sur internet car ces images ont l'avantage d'être connues de tous – ce qui me permet d'obtenir, au moment où je les déforme, où je les déconstruis, où je les défigure, une sorte d'effet d'inquiétante étrangeté. »

Voilà, sans doute, la raison pour laquelle, quand Ghenie fait de la peinture d'histoire, les scènes qu'il peint n'évoquent jamais seulement de manière littérale des figures (Hitler, Lénine, Darwin), des moments ou des lieux précis de notre Histoire, mais qu'elles s'efforcent, aussi, de permettre à qui les contemple d'entrer d'en le drame qui est le leur, dans la souffrance que leur apparente banalité cache.

Sans titre - Adrian Ghénie

Sans titre - Adrian Ghénie

En face du portrait du Dr. Joseph Mengele, par exemple, (portrait dont le violence s'apparente, en bien des points, à la violence qui parcourt le visage criant du pape, de Francis Bacon), ce n'est pas le portrait d'un homme de science que Ghenie a peint, mais le cri d'angoisse, le cri d'horreur, le cri d'effroi que dut pousser l'âme de ce médecin nazis (qui fut à la tête du programme d'eugénisme que mena le troisième Reich dans ses camps de concentrations) au moment où celui-ci n'eut plus la force de la maintenir dans les limbes sombres de son inconscient.

De la même manière, quand Ghenie met en scène des personnages comme Hitler ou Lénine, ce que ses peintures tentent d'atteindre ne relève pas de l'ordre de l'anecdote historique ou de la reconstruction allégorique ou du mythe, mais de celui, plus étrange, plus envoutant et plus fragile encore, du transfert cathartique. Bien sûr, en affirmant une telle idée, je ne mésestime pas les résistances que peuvent susciter une telle volonté en peinture. Car il est bien clair qu'il n'est pas facile de se mettre à la place d'Hitler ou de Lénine et qu'il l'est encore moins de vouloir leur prêter, l'espace d'un instant au moins, notre corps, notre chair, notre âme. Mais c'est pourtant à ce cette condition seule que nous pourrons entrer dans ce qui constitue la trauma propre de l'histoire du 20 ième siècle, et que nous pourrons expérimenter, par-delà ce trauma, ce qui en constitue la cause. A savoir : la peste émotionnelle dont parle si bien Wilhelm Reich2, peste qui habite dans le coeur de tout homme, et qui n'attend que le moment opportun, le kairos, pour ressurgir au coeur de notre actualité la plus brûlante, sous forme de fantômes :

« Nous vivons, inévitablement, dans une époque « post -seconde guerre mondiale. Ce qui veut dire que si nous voulons pouvoir comprendre notre situation présente et la condition qui est la notre, nous devons constamment regarder en arrière, en direction de ce moment critique. C'est là pourquoi, dans mes peintures, Hitler et Lénine n'apparaissent jamais comme des figures historiques, mais comme des fantômes. »

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Adrian Ghénie est un artiste roumain.

nicodimgallery.com/artists/adrian-ghenie/