Patrice Delory

Le stylite de l'art.

A tous ceux pour qui l'art se confond avec une aimable distraction – qui tantôt s'illumine d'un sourire critique, tantôt d'une exclamation un peu béate (« oh, que c'est beau ! »), la recherche de Patrice Delory répond : non, l'art n'est pas seulement un divertissement, mais, tout à l'inverse, une pratique spirituelle, une règle de vie, une technique de méditation. En effet, dès l'instant que l'art devient le mode d'expression d'un être qui souffre et qui, ne sachant comment se déprendre de lui-même, accepte de faire de sa pratique le point de départ d'une reformulation de tout son être, l'art devient une pratique qui engage l'être en sa totalité, et avec cette totalité, son sérieux le plus profond.

Le stylite de l'art

A qui désire entendre, trois ressources sont nécessaires: l'insouciance de l'enfant, la force du taureau (…), le goût qu'aurait un taureau ironique de s'appesantir sur les détails de sa position.Georges Bataille, Le coupable

Plutôt que de chercher à m'approcher de l'oeuvre de Delory (dont le nom même, d'ailleurs, fait référence au verbe 'douloir' cher aux poètes de l'amour courtois1) par sa face externe, en essayant, par exemple, d'en faire ressortir l'originalité plastique (ce qui reviendrait à accomplir la tache d'une esthétique purement formelle), il me semble plus pertinent de tenter d'en dévoiler la mécanique interne, c'est-à-dire, de m'efforcer de comprendre quelles sont les tensions, les lignes de forces, les points de fractures qui se tiennent derrière chacune de ses séries (les visages, les déserts, les stylites, les arènes). Malgré leur caractère évanescent et contradictoire ce n'est qu'à partir du moment où ces forces retrouveront leur cohérence que le sens global de cette recherche pourra nous apparaître, à son tour, en toute clarté. Voici, d’ailleurs, comment Delory parle de son propre travail :

Je pense que dans toute création, en littérature, en peinture, il y a, au départ, une faille, qui permet d'avoir une hypersensibilité au monde, aux choses, et qui peut aussi, parfois, donner à celui qui en souffre, un caractère chamanique. Je crois beaucoup à cela. C'est comme dans le zen. Quand je suis en état de peinture, je ne suis plus le sujet agissant, mais je suis le pinceau. Je suis dans un état d'exaltation. Je danse dans l'atelier. Comme le dit Ernst Junger : « Seul compte le moment de la création dont les œuvres se détachent comme la peau morte du serpent »2

Mais si l'art de Patrice Delory est bien, comme il l'avance lui-même, le fruit polymorphe d'une faille, quelles sont les courants d'énergie auxquels nous donne accès cette faille ? Voilà la question à partir de laquelle il va nous être possible, je crois, de saisir ce que j'appellerai, par commodité : la topographie énergétique de cette œuvre. La série des Déserts, série qui vise à accomplir une sorte de mise en abstraction de l'espace et la série des visages tente de saisir la disparition de l'identité là même où elle est, d'ordinaire, exhibée avec le plus d'emphase. Entre ces 2 séries ne se tient pas seulement la disparité d'un objet (le désert, d'un côté, le visage, de l'autre), mais bien aussi une même volonté d'arracher ces objets aux coordonnées qui leur sont d'ordinaire assignées. Autrement dit, c'est d'abord en direction d'un déplacement, d'une torsion, d'une déterritorialisation du sujet que nous invite Delory. A travers le désert, par exemple, ce qui l'intéresse, n'est pas le désert lui-même, mais la possibilité qu'à partir de cet espace sans limite et sans repère, s'ouvre, pour ses spectateurs, la saisie d'un autre désert, d'un désert qui serait comme la représentation de leur espace mental.

Arène - Patrice DeloryStylite - Patrice Delory

De la même manière, avec son travail sur le visage, ce que le peintre a cherché à capter n'est pas l'apparaître d'un être qui lui serait cher, mais ce qu’il possède d'essentiellement précaire, flou, changeant, l'identité d'une personne, dès l'instant qu'elle est replongée dans le temps. Commentant sa propre pratique, voici ce que Delory en dit:

Le travail du peintre c'est d'aller dans les profondeurs de l'inconscient collectif, de manière à pouvoir en ramener des images complexes et, parfois même, incompréhensibles. En un sens, pour moi, il n'y a pas d’échappatoire. Le fond de la réalité repose sur des principes opposés qu'il faut parvenir à réunir, à synthétiser. C'est ainsi que mes portraits sont des visages sans identité, c'est-à-dire, des visages qui demandent : qu'est-ce que l'homme ? Et mes déserts, des espaces qui interrogent ce qu'est l'espace lui-même. En cette période de profusion des images et de perte de sens- puisque tout se vaut-, la peinture reste une des rares disciplines qui, lorsqu’elle est genèse de l’Humain, permet d’allier une harmonie créatrice de beauté avec un sens qui se révèle dans la contemplation du tableau. Prendre le temps, s’arrêter quelques minutes. Voila le secret.

Mais c'est peut-être, plus encore, dans sa série des stylites et dans celle des arènes que la tension énergétique et conceptuelle sur laquelle repose le travail de ce peintre devient la plus dramatique et la plus efficace aussi. En effet, dans sa série d'arènes, que voyons nous sinon la mise en scène, presque littérale, d'un espace de combat dans lequel le combat lui-même n'est plus qu'un combat virtuel, c'est-à-dire, un combat dans lequel le taureau et le toréro n’existent que dans les projections mentales des spectateurs qui voudront bien se laisser sidérer par le pouvoir de ces œuvres. Enfin, c’est dans la série d'œuvres intitulée « Stylite », série qui, pour moi, représente le sommet de l'œuvre de cet artiste, que Delory a réussi à donner à sa démarche le support d'une figure historique en laquelle son art puisse se réfléchir et s'intérioriser ? Car le stylite, à l'instar de cet artiste, est un homme qui, bien qu'ayant essayé, avec le plus grand sérieux, de s'isoler du reste du monde (en allant vivre au fond d'un puits ou au sommet d'une colonne) – afin de pouvoir approfondir sa méditation – s'est retrouvé, en dépit de son désir de solitude, entouré d'une foule de curieux pour qui l'isolement, l'œuvre d'art, ne représente, généralement, guère plus qu'une occasion de se divertir. Mais, face à cette possibilité décevante, il n'en demeure pas moins que la figure du stylite continue, plus d'un millénaire après son passage sur terre, à susciter l'admiration et l'étonnement. Puisse les tableaux de Delory inspirer, à leur tour, l'éveil de ceux qui sauront voir en eux l'œuvre d'un véritable stylite de l'art.

1. Verbe qui a malheureusement disparu de la langue française. Pour une discussion plus détaillée sur le sens de ce verbe et sur celui de sa disparition, voir le texte de Jacques Lacan sur Le ravissement de Lol V. Stein.

2. L'ensemble des citations de l'artiste sont tirées d'un entretien que j'ai réalisé avec lui.

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Patrice Delory est un artiste français. 

www.patrice-delory.odexpo.com/