François Pohu Lefevre

Les beautés de l'envers

Si tout objet, par définition, ne reçoit sa valeur qu'en fonction de l'utilité qu'il peut avoir (pour une personne donnée, dans un contexte donné), que dire des détritus qui jonchent les trottoirs de nos grandes métropoles sinon qu'ils semblent vouloir disparaître de notre champ perceptif (et perdre ainsi leur valeur) à mesure qu'ils cessent, justement, de pouvoir accomplir leur fonction ? 

Les beautés de l'envers

Tout symbole est une expérience, un changement radical qu'il faut vivre, un saut qu'il faut accomplir. Il n'y a donc pas de symbole, mais une expérience symbolique.
Maurice Blanchot (2)

Les détritus, à la différence des objets ordinaires, marquent une limite : ils se tiennent à la frontière de l'utile et de l'abject, là où, précisément, s'ouvre le seuil non pas du monde – mais de l'immonde, c'est-à-dire, de ce que la société expulse hors d'elle-même après l'avoir consommé (1). C'est pourquoi le détritus, à la différence de l'ordure, possède cette qualité insigne de pouvoir rendre apparent le mécanisme même à partir duquel le monde des objets glisse, sans cesse, vers le néant.

Or, relativement à un tel mouvement d'excrétion, mouvement qui fonde la manière dont une société, sans même qu'elle s'en rende compte, engendre son propre dehors (ce qu'elle juge comme étant irreprésentable), que tente de réaliser une oeuvre comme celle de François Pohu Lefevre ? A cette question il est possible, me semble-t-il, de faire deux réponses. La première, la plus simple (et de loin la plus agréable), consisterait à ne pas se demander «pourquoi François Lefevre a choisi de ne travailler qu'à partir de détritus» pour se réjouir, sur un mode quasi kantien, c'est-à-dire, avec une certaine distance critique qui implique, en retour, un certain désintéressement, de la beauté plastique à laquelle les oeuvres de cet artiste atteignent – et cela, envers et contre le caractère 'abject' des objets sur lesquelles elles se fondent. Et ce qu'on en retiendrait, alors, ne ferait que se confondre avec l'énumération des qualités formelles que possèdent ces oeuvres. On ne manquerait pas, ainsi, de s'attarder sur la finesse des jeux de transparence qui se font jour, ça et là, dans telle ou telle photographie, ou bien encore, sur la richesse et l'élégance des plis et replis (d'inspiration baroque) qui donneraient presque à ces détritus l'allure de monades leibnizienne. Autrement dit, ce qu'on en retiendrait ne se rapporterait en rien à la démarche de Lefevre – à son contenu propre, mais ne ferait que répéter, en un sens, l'espèce de relève symbolique à laquelle avait déjà présidé l'esthétique kantienne quand elle permit à certains penseurs de l'art africain de légitimer le fait de pouvoir montrer des objets de culte comme s'ils avaient été crée en dehors de tout contexte donné, c'est-à-dire, pour notre seul bonheur esthétique.

Toutefois, et bien que cette première approche possède ses vertus propres (comme celle, par exemple, de procurer du plaisir), j'aimerais, maintenant, tenter d'introduire une autre point de vue – un point de vue (non kantien) qui ne s'arrêterait pas à la beauté apparente des formes, mais qui, cette fois, tenterait de descendre dans les profondeurs trouble du geste qu'accomplit Lefevre, et qui oserait enfin se confronter à ce que ce geste possède de violent et de transgressif. Sans nom - François Pohu LefevreSans nom - François Pohu LefevreCar c'est bien, me semble-t-il, à un renversement de toutes les valeurs que désir aboutir Lefevre; à la transmutation de l'abject et, par conséquent, à la relève symbolique de ce que la société s'apprêtait à expulser hors de son champ (le détritus). Commentant sa propre pratique, voici comme François Pohu Lefevre la décrit :

Les gens parlent, le plus souvent, de la pureté du ciel, de la beauté des nuages mais, pour moi, tout cela n'a de sens que si je suis capable de retrouver de telles beautés sur la terre. Et quand je dis la terre, je pense aussi à ce qu'il y a en elle de plus bas, c'est-dire, le caniveau et les détritus qui s'y trouvent. En fait, je crois qu'à travers toute mes oeuvres ce que j'essaie de faire apparaître, c'est la beauté que possèdent intrinsèquement les non objets/détritus que nos sociétés marchandes placent au plus bas de leurs échelles de valeurs. Pour le dire en une formule simple, les détritus sont pour moi comme des nuages qui auraient raté leur atterrissage (3).

A suivre ainsi le mouvement de pensée de Lefevre, il me semble que son travail pourrait être comparé, dans le type de relation qu'il engage avec son spectateur, au travail du médecin psychiatre Rorschach lorsqu'il inventa, à l'attention de ses patients, un test visuel capable de lui donner directement accès à leur inconscient. « Dis moi ce que tu vois et je te dirais qui tu es » - telle pourrait être, dans sa formulation la plus simple, le principe de base de ce test et, par extension, la devise qui pourrait être inscrite au frontispice de l'oeuvre de François Pohu Lefevre. Car dès l'instant que nous nous refusons à voir dans ces oeuvres la coprésence de deux mondes (du monde d'en haut, dont le beauté des nuages est le paradigme, et du monde d'en bas, dont le détritus marque le seuil) et que nous substituons à cette coprésence la simplicité de l'art pur, nous ne faisons qu'indiquer, par notre refus, les barrières mentales qui nous privent de pouvoir jeter sur le monde un regard qui ne soit pas tributaire de nos dégoûts inconscients. Puisse l'oeuvre de Lefevre nous aider à aller plus loin dans la découverte des beautés 'abjectes' qui peuplent l'envers de notre monde.

(1). Pour plus de détails sur le fonctionnement d'une telle dialectique de l'abjecte, voir Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreurs : essai sur l'abjection, essai qui, indirectement, a joué un rôle important dans les études gay et lesbiennes et, plus généralement, dans les études sur la notion de Queer – car ce qui est Queer est précisément ce que la société juge abjecte, et ce qui, par là-même, devient pour elle invisible. En ce sens, il me semblerait possible de dire que le travail de François Pohu Lefevre pourrait être considéré un travail qui se fonderait sur le désir de redonner à ce qui est Queer (c'est-à-dire, à ce qui est jugé abjecte) une valeur esthétique et, par-là même, une dignité.

(2). Maurice Blanchot. Le livre à venir. Paris : Gallimard. 1959.

(3). La citation de François Lefevre provient d'un entretien que nous avons eu ensemble en mai 2013.

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

François Pohu Lefevre est un artiste français qui vit et travaille à Paris. 

www.francois-pohu-lefevre.com/