Sandro Botticelli

La Primavera ou la métamorphose de Flora

Le Printemps (ou Primavera) de Botticelli, du moins est-ce le nom que Vasari le premier lui donna, n'est pas une simple représentation de la saison des fleurs, mais une allégorie du mariage nous interrogeant sur ce qui, tour à tour, le menace et le rend possible. Car si l'amour et l'inclination amoureuse naissent au hasard et ignorent la constance, le mariage, lui, est une promesse qui engage la vie entière des amants. C'est là du moins l'énigme que proposa Botticelli à son commanditaire, Lorenzo di Pierfrancesco, à l'occasion de son mariage : si tu désires prendre le nom d'époux, tu devras transformer ce qu'il y a de plus spontané en toi, en une décision libre. Mais cette décision, tu devras la prendre en même temps que tu aimes spontanément.

I. La chute des trois Grâces

Botticelli a donné pour cadre à son allégorie le jardin mythique des Héspérides - jardin dans lequel poussaient des pommes d'or aux vertus prodigieuses. Mais les dieux, jaloux d'une telle puissance, confièrent aux filles de la nuit- aux trois Grâces charmantes, le soin d'interdire aux hommes leur accès. Hésiode, dans sa Théogonie, nomme ces trois nymphes Aglaïè la Splendeur, Euphrosyne Belle-Humeur et Thali des Fêtes qui inspirent l'amour. Soulignant la puissance de leur beauté, Hésiode écrit :Même de leurs paupières l'amour se répandait à chacun de leurs regards (l'amour qui rompt les membres), tant leur regard est beau, sous leurs sourcils.

Personnifiant ici les attraits charnels de l'amour, les trois Grâces sont le symbole de la sensualité et de l'innocence. A peine vêtues d'un voile elles dansent sans se soucier de l'effet que produit leur corps. Mais Cupidon, fidèle messager de l'amour céleste, niché telle une pomme d'or dans les arbres en fleur, s'apprête à rompre l'harmonie de ce trio divin en transperçant de sa flèche le corps de la plus dénudée des trois soeurs. Peut-être est-ce le corps d'Aglaïè qui, dit-on, prit pour époux Héphaïstos, le très illustre Boiteux, qu'Héra, jalouse de Zeus et de sa fille Athéna, engendra seule.

Primavera (détail -figure de Flora) - Sandro Botticelli

Quoiqu'il en soit, une chose demeure : la beauté hautaine et enivrante des trois Grâces appelle la flèche de Cupidon comme le pendant nécessaire de leur froid dédain. Si la beauté de l'aimée ignore les effets qu'elle produit sur son amant, n'est-il pas juste que Cupidon transperce son âme de sa flèche afin que celle-ci expérimente à son tour les affres d'une passion non réciproque. Car comme le dit Marsile Ficin dans son commentaire du Banquet de Platon : c'est un crime de ne pas rendre l'amour qu'on nous donne.

Je ne puis m'empêcher, ô mes amis, de vous exhorter à vous livrer à l'amour, autant que cette passion le mérite.
Marsile Ficin

Primavera (détail -figure de Venus) - Sandro BotticelliPrimavera - Sandro Botticelli

II. Le mystère de Flora

Image renversée de cet amour non réciproque, Botticelli a peint, à l'extrême droite du tableau, l'histoire de la nymphe Chloris qu'Ovide, dans son livre les Fastes, raconte en ces termes : J'étais Chloris, moi qu'on appelle maintenant Flora. J'étais Chloris, Nymphe de ces Champs Fortunés, où, dit-on, vivaient jadis les Bienheureux. Te dire quelle était ma beauté coûterait à ma modestie, mais c'est elle qui a valu à ma mère d'avoir un dieu pour gendre. (...) C'était le printemps, Zéphyr m'aperçut; je m'éloignai, il me suivit, je m'enfuis, il fut le plus fort. Cependant Zéphyr racheta sa violence en me donnant le nom d'épouse, et je n'ai nullement à me plaindre de mon mariage. Je jouis d'un éternel printemps : l'année est toujours radieuse, les arbres ont toujours des feuilles; la terre de gras pâturages. J'ai un jardin fertile parmi mes terre dotales.

Ainsi, Chloris est devenue Flora à l'instant même où Zéphyr fit d'elle son épouse. Autrement dit, si les charmes de son corps déchaînèrent en son amant des forces redoutables, la fidélité dont fit preuve celui-ci transforma son premier rapt coupable en une promesse d'abondance. Choisir une femme pour en faire son épouse, c'est dire à cette femme : « je veux vivre avec vous telle que vous êtes » car cela signifie en vérité : c'est vous que je choisis pour partager ma vie et voilà la seule preuve que je vous aime.

Fidèle, ici, à la pensée de son époque, Botticelli nous livre une vision particulièrement optimiste du mariage. Synthèse harmonieuse de Zéphyr et Chloris, Flora est le jardin des Héspérides lui-même. Mais par quel miracle Zéphyr se transforma-t-il en un fidèle époux ? Tel est le mystère que passe sous silence la légende de Chloris mais que nous invite à méditer la figure de Mercure.

III. Le mariage de Venus et Mercure

Chaussé de ses bottes ailées, c'est en effet Mercure qui se tient sur le côté gauche du tableau. De sa main droite, il élève vers de petits nuages le caducée sacré où s'enroule les deux serpents - mâle et femelle - qu'il a lui-même sauvé de la discorde – lui, ce demi-Dieu rusé qui guide les hommes à la croisée des chemins. Cupidon éclairé, amant et fils de la Venus céleste, Mercure nous livre ici le sens de toute la composition. Double assagit du passionné Zéphyr, c'est lui qui détient le secret du climat qui règne sur l'éternel printemps du jardin des Héspérides. Sans la présence bienfaitrice de son caducée, qui sait si les petits nuages qu'il regarde d'un air amusé ne deviendraient pas les avants coureurs d'un orage digne des passions les plus funestes ?

Mais qui, d'entre les mortels, saura se montrer aussi sage et sobre que Mercure ? C'est là la question que semble nous adresser le regard de Venus - regard miséricordieux fixant avec douceur l'oeil attentif du spectateur. Levant sa main pour attirer notre attention, tout son être semble vouloir nous mettre en garde contre un danger dont elle se sait pourtant elle-même la cause. Divinité connaissant sa duplicité, et si cette Venus de Botticelli était la représentation de la mauvaise conscience d'Aphrodite; divinité charnelle et spirituelle enfermée dans un corps – tour à tour occasion de chute et d'émerveillement.

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Sandro Botticelli est né en 1445 à Florence et mort en 1510.

fr.wikipedia.org/wiki/Philippi_Botticcelli