Sophie Jodoin

De l'apparition à son éclipse

Hantées par un désir de vérité, les œuvres de Sophie Jodoin n'ont cessé de s'épurer au cour des années. Il y eu d'abord l'abandon de la couleur en 2003, puis progressivement l'introduction de flous ou de zones inachevées comme si la figuration ne pouvait s'accomplir qu'en renonçant à être une simple description. Et si, pour figurer un visage, il ne fallait pas seulement peindre ce que notre œil voit, mais y adjoindre les infimes variations sur lesquelles se tisse notre rapport sensible au monde.

De l'apparition à son éclipse

L'œuf d'argent de la nuit a mis bas des êtres corruptibles; des êtres inachevés qui mendient auprès de leur créateur le dernier tour de main qui seul pourrait les combler. Mais le créateur s'y refuse et sa créature gémit. Du clair à l'obscur, du discernable au voilé, toutes les figures que trace Sophie Jodoin dans ses toiles semblent vouloir se tapir dans l'ombre et laisser derrières elles des zones effacées.

The Ward - Sophie Jodoin

Vieillards, nouveaux nés, corps scalpés : Sophie Jodoin ne peint pas des êtres mais dépeint leurs tourments. Sur fond noir elle dessine l'œil effaré du nourrisson, l'asphyxie du guerrier, l'affaissement des chairs môles en leur défaite programmée. Chaque forme d'être, pour cette artiste, n'est qu'un masque, qu'une enveloppe éphémère portant les marques de son impossible combat.

Conatus essendi dit Spinoza, « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être. (Éthique, III, Proposition VI) Mais à quel prix ? Et pour combien de temps ?

Sur fond blanc Sophie Jodoin nous montre leur détresse, exhibe la beauté de leurs souffles : ici une pupille triomphant de l'efface (la gomme en québécois), là une bouche à la moue innocente. D'éclats en éclats l'œuvre de cette âme aimante recompose le tableau discontinu de l'être en ses lueurs incertaines. Et si la mort n'enveloppait dans son linceul que la part la plus négligeable de nos corps ?

De l'apparition à son éclipse s'accomplit le miracle de l'épure. Travaillant avec rapidité et n'hésitant pas à remettre son ouvrage sur le métier à tisser, Sophie Jodoin ne se contente jamais d'accoucher d’œuvres mort-nées. A l'image du dieu d'Héraclite, elle gratte ses toiles, les frotte, les réinvente jusqu'à ce qu'elles lui apparaissent comme enfin viables – c'est à-dire belles. Qu'est-ce que la beauté sinon ce qui défie la mort ?

Si le noir nous hante, si la mort nous happe, si le temps nous disperse, l'élan qui nous soutient ne laissera jamais s'éteindre l'âtre où se consument nos braises. Le foyer de nos amours est encore chaud et l'œil de Sophie Jodoin suffisamment éclairé pour discerner dans les ténèbres les quelques grammes de tendresse qui nous restent.

Cela me vient en observant ceci : que nous en sommes encore à peindre les hommes sur fond d'or, comme les tout premiers primitifs. Ils se tiennent devant de l'indéterminé. Parfois de l'or, parfois du gris, et souvent avec, derrière eux, une insondable obscurité. (Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses)

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Sophie Jodoin est une artiste canadienne qui vit et travaille à Montréal.

www.sophiejodoin.com