Sylvianne Abrias-Murat

L'oeuvre au noir

"L'Œuvre au noir désigne, dans les traités alchimiques, la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Oeuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés."

Marguerite Yourcenar

L'oeuvre au noir

A rebours d'un certain préjugé contemporain qui voudrait que tout artiste 'authentique' soit capable de maintenir, entre lui et sa création, une distance critique Sylvianne Abrias-Murat a fait le choix de ne pas écouter les sirènes de son époque et de fonder son œuvre entier sur ses émotions. Car ce n'est qu'à travers cet engagement intime à fond perdu que l'art peut devenir le point de départ d'un mouvement d'auto-transcendance (Gneauthi Seauton –connais-toi toi-même – disait l'oracle de Delphes) et, d'une manière plus radicale encore, le point de départ d'une connaissance par analogie (ou transposition) des secrets cachés de l'univers.

« Mon art est une fenêtre ouverte sur mon individualité qui, elle-même, ouvre sur la totalité de l'univers. Et cette totalité, que je cherche à atteindre, je la nomme l'absolu. Et je dis que l'absolu – que représente, dans mes œuvres, la couleur noire – est le moteur immobile qui fait tourner ma création en lui donnant son sens et sa raison d'être1. »

Cherchant, à travers chacune de ses toiles, à atteindre ce qu'elle nomme l'absolu (qui est aussi l'origine, la fin et le commencement de toute chose) Abrias-Murat, au sens stricte du terme, n'est pas peintre, pour autant qu'elle ne cherche jamais à représenter quelque chose – sinon, peut-être, ce que Walter Benjamin appelle un cristal de temps2, mais une sorte de chamane qui opère, à même la matière noire (lamateria prima3qu'on retrouve dans une œuvre comme Les Deux mondes)qui recouvre ses toiles, un sacrifice. Pliant, froissant, tordant, malmenant avec son corps ses toiles, son travail commence toujours par mettre en scène le chaos. Puis, avec l'aide de formes simples dont le sens se confond avec le geste primitif qui les trace, Abrias-Murat impose au chaos l'ébauche d'un ordre.

Les deux mondes - Sylvianne Abrias-Murat

Dans une œuvre commeOuranos, par exemple – œuvre qui, de par son titre, fait directement référence au premier sacrifice qui ouvre la mythologie grecque4 (c'est-à-dire, au moment où Zeus dut émasculer son père avec l'aide de sa mère pour que celui-ci cesse de dévorer ses enfants) et qui eut pour conséquence de faire commencer, dans une gerbe de sperme et de sang, l'histoire humaine – le cercle qui parcours le chaos de la nuit est un cercle inachevé ou, plutôt, un arc de cercle dont la tension force quiconque le regarde à devenir à son tour l'équivalent de Zeus, c'est-à-dire, l'équivalent d'un héros ayant eut la force suffisante de tirer contre son propre père, le couteau – et, par là-même, de refermer le cercle sur sa propre nuit. 

Le passage - Sylvianne Abrias-Murat

« J'ai besoin d'organiser le chaos. Le chaos du monde. Mon propre chaos. C'est un besoin qui s'enracine très profondément en moi – mais que je n'analyse pas. Je sais seulement qu'après avoir plongé dans la matière, des formes simples – le cercle, le carré – émergent de ce magma qui, une fois tracés, se révèlent être de puissants artefacts symboliques. Puis, tout se passe comme si la coexistence de ces éléments, le chaos et les formes, me donnait une vision à la fois simple et paradoxale de l'absolu – et dece qui en lui toujours échappe au moment où l'on croit l'avoir le mieux saisit. »

Car l'absolu – tel est son sortilège – est percé: il est l'orifice dont l'envers est aussi l'endroit et inversement; la catabole à partir de laquelle le chiffre trois se forme (et disparaît). En effet, l'absolu est tantôt le noir (le chaos primordial), tantôt le mouvement de fissions à partir duquel apparaît l'être (les formes symboliques) et tantôt, enfin, le mouvement qui unie ces éléments. En ce sens, l'absolu que cherche Abrias-Murat – absolu auquel elle a donné des représentations d'une profondeur et d'une intensité rare, comme c'est le cas, par exemple, dans ses œuvres La passage ouDéflagration – pourrait être comparé à la figure sans figure du Dieu inconnu des mystiques, c'est-à-dire, à ce pur Dieu d'amour qui n'existe que dans le cœur brûlant et brûlé des êtres qui, depuis le fond de leur solitude sacrée, savent entendre son appel.

1. Toutes les citations de Sylvianne Murat sont tirées d'un entretien privé que nous avons eu avec elle.

2. C'est à Walter Benjamin que j'emprunte l'expression « cristal de temps » qui, sous sa plume, sert à désigner l'ensemble des représentations visuelles dans lesquelles se superposent plusieurs lieux, plusieurs figures, plusieurs motifs.

3. Le terme de « materia prima » est employé par le mystique Jacob Boehme pour désigner la matière première à partir de laquelle l'univers (le cosmos) a été créé.

4. Voir, à ce propos, l'ouverture de la Théogonie d'Hésiode.


Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Sylvianne Abrias-Murat est une artiste française. 

www.artmajeur.com/fr/artist/amurat