Aurélie Caperan

Les glossolalies du silence

Tout sérieux éludant l'extrême est la déchéance de l'homme : par-là sa nature d'esclave est rendue sensible. Encore une fois, j'appelle à l'enfantillage; à la gloire. L'extrême est à la fin, n'est qu'à la fin, comme la mort.

Georges Bataille1

1. L'expérience intérieure, 57.

                 Les glossolalies du silence

Si l'œuvre d'Aurélie Caperan dérange, c'est qu'elle n'est ni la mise en forme d'une idée (comme la majorité des œuvres classiques), ni l'illustration visuelle d'un concept (comme la plupart des œuvres contemporaines) mais, d'une manière plus primitive et radicale, le fruit d'une lutte intérieure (et viscérale) dont l'enjeu n'est jamais tant esthétique (même si la beauté, dans ses œuvres, n'est jamais absente) que vital – quand bien même la vitalité dont ses toiles font preuve est une vitalité travaillée par la mort, c'est-à-dire, une vitalité vivant à même le supplice de l'angoisse (supplice qui, pour se maintenir, a justement besoin de pouvoir écarter de lui la tentation de vivre à même le confort d'un projet, d'une idée, d'un concept, qui pourrait lui apporter une forme d'apaisement).

« Je suis toujours déçu quand j'essaie de dire quelque chose. Quand j'essaie d'avoir un projet conscient. Car ce projet ne peut, par définition, être sincère. Dès que je forme un projet, je trahis mon moi profond. En ce sens, et aussi paradoxale que cette affirmation puisse paraître, je dirais que c'est toujours sous la forme d'un accident que m'arrive la délivrance – à la condition, bien sûr, que cet accident ne soit pas le produit d'une erreur mais le fils prodigue (et libre) d'un moment souverain, c'est-à-dire, d'un moment de concentration si intense que plus rien d'autre ne compte pour moi que la peinture elle-même. »

A l'image d'une enfant turbulente qui refuserait de suivre les règles que voudraient lui imposer les adultes, l'œuvre d'Aurélie Caperan est une œuvre qui transgresse les règles de sa propre pratique – et qui semble prête à en payer le prix. Telle une tête de gorgone (ou de méduse) capable de pétrifier en statue de sel les regards de ceux qui voudraient l'empêcher de mener à bien son œuvre (en condamnant esthétiquement sa liberté expressive), chacune de ses œuvres est, en elle-même, le lieu d'un sacrifice : sacrifice des belles apparences, d'abord - au profit de la sincérité la plus absolue; sacrifice du thème et de la maitrise, ensuite – au profit d'un désir de communication (entre elle et le fond intime des choses), d'un besoin de se perdre dans la peinture elle-même :

« J'ai parfois honte de montrer aux autres mon travail. Ils le trouvent trop noir. Trop lourd. Trop étouffant. Ils me disent : je n'arrive pas à croire que c'est toi qui a fait ça. Et pourtant, moi, il me semble que c'est l'inverse qui est vrai - que c'est l'Aurélie sociale qui est fausse, décevante et que c'est elle, par conséquent, qui devrait me faire honte et à laquelle je devrais couper la tête.»

sans titre - Aurélie Caperan

Et s'est pour couper la tête à cette Aurélie sociale que l'autre Aurélie (l'Aurélie prise en faute) a fait le choix de sacrifier sa main droite (« cette main figée, socialisée, soumise au regard1 » ), au profit de son autre main – la main gauche – cette main aveugle, irrationnelle, folle, que les Evangiles suspectent parfois d'être la main du Diable mais qui, aux dires des alchimistes, possède le privilège insigne de pouvoir guider l'âme sur le chemin de son auto-transcendance2– auto-transcendance ne s'identifiant pas, ici, avec l'enseignement d'un dogme révélé (comme c'est le cas dans les religions du livre), mais avec la part d'inconnu qui gis, silencieuse, au plus profond de chacun de nous et que seule la peur, d'ordinaire, nous empêche de regarder en face.

sans nom - Aurélie Caperan

Traçant, tantôt, le visage bâillonné d'une figure paternelle ayant perdu son autorité, tantôt l'espace d'une kora (sous la forme d'une maison aux murs tremblants) sur le point de se dissoudre dans le chaos qui l'environne, le travail de Caperan est un travail de taupe dont les galeries s'enfoncent dans le noir (noir dont la profondeur n'est pas sans éblouir, parfois) de l'âme humaine. Partie à la recherche d'une vérité qui ne serait ni le reflet d'une régression psychotique en-deçà du « stade du miroir » (un pur retour au chaos des sensations), ni celui d'une échappée consciente hors de l'angoisse (qui serait la déchéance de l'artiste, sa rémission), l'œuvre d'Aurélie Caperan pourrait être rapprochée, dans son dynamisme, de ce que Lacan nomme un sinthome, c'est-à-dire, un symptôme qui aurait trouvé le moyen de faire de son angoisse le point de départ d'un moment de jouissance.

En effet quand, d'un côté, Aurélie dessine des maisons (et qu'elle en appelle, par là, au confort d'un moi stable qui pourrait s'identifier avec confiance et bonheur à l'image de la mère – identification primaire) de l'autre, elle plonge ses yeux bandés dans la démence d'une figure paternelle (identification secondaire) qui aurait perdu son autorité. Autrement dit, l'œuvre d'Aurélie s'élance par-dessus deux défaillances : la défaillance de la figure de la mère, d'abord (qui prive ses figures de la possibilité d'avoir une forme stable) et la défaillance de la figure du père (qui l'empêche de pouvoir penser symboliquement sa pratique). Et c'est à partir de ces deux défaillances – de ces deux vides – que s'élève la force de vie que contient son œuvre : la lutte, inlassable, que mène cette artiste avec et contre la mort : avec et contre la mort de la mère (c'est ici la figure des maisons absorbées par le chaos); avec et contre la mort du père (c'est, ici, la figure du père dont le langage se perd dans une production glossolalique de signes).

« J'aimerais vous dire que je raconte le silence, ou l'horreur du musellement... mais à la vérité, dès que je me retrouve dans mon atelier, je ne pense pas – j'exécute. Mon travail est toujours très instinctif, très spontané, même si ce qui m'intéresse se tient toujours derrière ce qui se montre. Je gratte la surface. Je fais des trous. A travers mes œuvres je cherche l'envers du monde, ses profondeurs cachées. »

Mais exiger de soi-même la sincérité absolue est ce qui requiert la plus grande force. Cela s'appelle: se porter au pinacle. Et cela suppose aussi d'avoir su répondre, pour son propre compte (ce qu’Aurelie a su faire avec une profondeur hors du commun) à ces terribles questions : comment rechercher, sous les décombres de l'angoisse, les vestiges d'une enfance glorieuse capable de rire (et de jouir) sur le bucher ? Comment atteindre, par-delà les murs frigides de la pensée rationnelle, à cet instant paradoxal où le cœur manque, où la main tremble, où l'expression devient excrétion : claque violente d'un pinceau sur une toile – pur crachat ? En bref : comment arracher à la main droite, à cette main de pure convention, son privilège dotale ? Voilà les questions ou, plutôt, les forces inconscientes qui donnent aux œuvres d'Aurélie Caperan leur véritable (dé)mesure.

1« Bien qu'étant droitière, tout mon travail est fait de la main gauche car la main droite est décevante. Elle est figée, sociabilisée, soumise au regard. A l'inverse, la main gauche est libre – et c'est parce qu'elle est libre qu'elle me surprend, et qu'en me surprenant, elle me donne du plaisir. »

2. Dans la tradition tantrique, cela s'appelle : « The left-hand path ».

Frédéric-Charles Baitinger

Artiste

Aurélie Caperan est une artiste française. 

http://www.aureliecaperan.com/